
Entre un homme et une bouteille se raconte une histoire
d'amour. Amour fou, qui ignore la durée et qui aspire à
l'abolir. L'amour fou comme l'alcool ont besoin du naufrage qui
les authentifie. S'ils s'installaient dans la routine, c'est qu'ils
seraient flirt ou amourette : c'est-à-dire à peu près
rien. On connaît des hommes qui ont bu comme on se noie, et
sont revenus soudain sur le rivage, retour du vertige. Reniement
de l'alcool ? Mais non hommage à l'ivresse.
L'ivresse, oui, on sait. Enfin, on sait et on ne sait
pas. Il faudra bien un jour parler de l'alcool en un autre langage
que l'insupportable bonne franquette rigolarde des réunions
de boulistes ou l'ânerie doctorale et vaguement condescendante
des professionnels de l'hygiène et de la bonne conduite,
voués à gérer nos bonheurs compte on stocke
les surgelés.
Et voir de l'ivresse, dans la chevalerie qui tient
table ronde autour d'elle, autre chose qu'un ramassis de fêtards
avinés.
L'ivresse est chose grave, et occupation à
plein temps. Elle a pour ambition de dicter sa loi au réel,
et de l'étouffer sous la tyrannie de l'imaginaire. L'alcool,
qui lui a ouvert les portes, bientôt se sent de trop. Il était
d'abord un défi ; à s'attarder, il deviendrait un
importun, dans une espèce d'aventure spirituelle dont il
fut le navire.

Il prend congé, après cette folle étreinte,
comme on met fin à une volupté, à une tragédie
peut être. Imagine-t-on Roméo et Juliette touchant
l'allocation-vieillesse ?
On ne sait pas assez que l'alcool, à un certain
stade, est moins un agrément qu'un genre de vie. L'hédonisme
du gourmet lui est tout à fait inconnu. Un prince de l'excès
alcoolique ne connaît guère les joies du gastronome
qui savoure un grand bourgogne ou hume un alcool qui sent le fruit
et la légende. Il boit pour se retrouver derrière
l'alcool, après les choses.
Peut-être l'inclination aux boissons qui font
tourner la tête désigne-t-elle moins une maladie de
l'organisme qu'une disposition de l'âme une griserie qui tâtonne
pour retrouver plutôt que pour trouver.
Qui tâtonne, non pas qui titube : derrière
nos foies surmenés rongeait sans doute quelque cirrhose du
coeur, qui renonce parfois à l'usage des spiritueux avec
autant de liberté qu'il y plongeait auparavant.
Ainsi savons-nous trouver les grandes navigations
dans un verre d'eau fraîche comme dans le bien-être
maîtrisé d'un grand vin, et boire des paroles comme
déguster un silence.
C'est à quoi l'on reconnaît la différence
entre une ivresse et une cuite.
R.M., 1994
 |
PAFMAG.COM
: le bon goût au plus haut degré
|
Organe
Central du Parti
Alcoologiste
Français
(Aile Modérée) - 
|