
Au cours d’une interview sur Radio-Courtoisie,
Sylvain Tesson racontait – dans un français châtié
– quelques anecdotes vécues au cours de son incroyable défi
: retraçant le parcours des quelques évadés
du Goulag, il a parcouru seul, à pied, une diagonale du nord
de la Sibérie jusqu’à … Calcutta, traversant (dans
la foulée) la Mongolie, la Chine, le Tibet et le Sikkim.
Neuf mois au milieu de l'archipel du goulot, ponctués d’innombrables
rencontres. Bref, une excellente recrue pour le Parti Alcoologiste
Français.
Auparavant, nous avons bien entendu conduit une enquête de
moralité. Et là, stupeur ! Nous apprenons que le personnage
ne boit que de la « voda »*, de l’eau !
Nous avons alors décidé de cuisiner ce personnage
trouble. Qui est-il, ce Monsieur Tesson ? Un Maurice Thorez** de
l’alcool ? Un sous-marin du sinistre Evin ? Un repenti, comme son
nom le laisse entendre ?
C’est dans notre Lioubianka du 8e arrondissement que nous avons
convoqué l’individu pour un interrogatoire en règle.
PAFMAG :
- Don Pérignon, Vranken ou Bouvet-Ladubay ?
Sylvain TESSON :
- … euh, j’ai fait le vœu d’écarter toute boisson anoblissante
jusqu’au 1er mars 2005
- …tiens, tiens …
- … je vous jure que je vous dis la vérité !
- …bien sûr, bien sûr…
C’est clair : ce baroudeur se moque. Mais nous avons les moyens
de le faire parler. Nous lui présentons un immense plateau
de fruits de mer.
Sylvain TESSON, pâlissant :
- NON, vous n’allez pas me faire cela !!!
Evidemment, après neuf mois à des milliers de kilomètres
de toute mer, le suspect n’a pas pu se mithridatiser. Nous mettrons
le temps qu’il faudra, mais nous lui tirerons les verres du nez.
Il est temps de passer à l’action.
- Allez, avale cette huître, ça lubrifie le larynx
!
Conscient du rapport de forces, le suspect s’exécute.
- Allez, raconte : première expérience avec la
vodka ?
- A Moscou, en septembre 1999. Chez un jeune expatrié. Mon
dernier souvenir : un amoncellement de cadavres sur sa table, avant
de rentrer chez moi au milieu de la nuit. Puis, au petit matin,
réveil sur un trottoir. En slip. J’ai été…
détroussé*** ! Il ne me reste rien. Mon agenda faisant
partie du butin, je ne connais pas mon adresse n’ai aucun numéro
de téléphone à appeler.

Gobée gouleyante dans le Gobi (photo
: Thomas Goisque)
Encore une huître.
- Continue !
- J’ai alors découvert la grande solidarité des buveurs.
Des Moscovites d’une gentillesse incroyable. Ils m’ont prêté
des vêtements, puis m’ont conduit vers une église dont
je croyais me souvenir, et à partir de laquelle j’ai pu retrouver
mon domicile.
Huître.
- Nous prenons bonne note. Alors maintenant, comme cela, tu
te fais débarquer sur la rive d’un fleuve au nord de la Sibérie,
et tu prends plein sud ?
- Oui, j’avais pour tout équipement un GPS, une tente, un
duvet, des sous-vêtements de rechange (chat échaudé...)
et des cartes, évidemment.
Huître, huître, huître.
- Et on rencontre qui, dans la taïga ? - Des gens du bout du monde, et qui le savent. Beaucop d'entre eux
sont des personnalités qui ont préféré
s'exiler dans un cabanon que de subir la misère atroce imposée
aux Russes du bas. Voir arriver un Français à pied,
c’est un Pygmée arrivant à dos d’éléphant
sur les Champs-Elysées.
- Leur réaction ? - Alors, c’est la fête. Evidemment, c’est pas le Lido. Mais
c’est autrement plus authentique, L’événement étant
d’autant plus fort que pour le Sibérien, la France, c'est
celle d'avant 1917 : une nation artistique, généreuse,
influente… bref, bien loin de la réalité, hélas…
Là, nous parvenons à un moment important de l’interrogatoire.
C’est l’heure du tourteau.
- De grâce !!!
- Avale ! Alors, c’est quoi, la fête, dans un hameau isolé
de la taïga ?
- C’est beau, c’est profond, c’est indélébile. Le
contraire du Lido. Et c’est articulé autour de la vodka.
On dévoile le tréfonds de son âme. On appose
les anfractuosités des émotions. C’est la dérive
des sentiments qui entraîne le plus dévastateur des
séismes : l'humour. On rit, on pleure, on aime, on jure jusqu’à
ce que sommeil s’ensuive. Et au réveil, aussi douloureux
soit-il, on est félicité par l'entourage qui sait
que vous venez de vivre... la félicité - d'où
mon sauvetage à Moscou.
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"Ce
qui me manque, ce n'est pas l'alcool mais l'ivresse".
(Michel
Audiard)
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Il faiblit. Une salve salvatrice de bulots le ravive. - Pitié !
- Et l’eau, dans tout cela ?
- C'est vrai, je l'ai rencontrée. A la frontière mongolienne.
- Qui ? Comment ? Pourquoi ? Allez, parle, nom d'un samovar,
sinon.... - Je vais parler, je vais parler ! Ce sont les Mormons, c’est pas
moi ! Ils débarquent un peu partout avec d’énormes
moyens. Ils convertissent à tour de bras en promettant monts
et merveilles. Avec l’éradication des cinq vices qu’ils ont
répertoriés****, ils apportent maux et fadaises. Résultat
: sans thé, sans vodka, sans lait fermenté, ces civilisations
perdent leur culture de la fête avec ses aboutissants (choeurs
improvisés ou chants diphoniques, sérénades…).
Nous le tenons presque. C’est le moment de l’étriller.
Une étrille fera l'affaire.
- Au secours !
- Alors comme cela, tu bois de l’eau. Dis-le, hein, dis-le :
tu es payé par les Mormons ?
- Mais c’est faux !
- Parle, sinon on t’envoie les bigorneaux.
- Je vous jure !
- Tu jures que tu n’as jamais commercé avec les Mormons,
peut-être ?
- Une seule fois ! Ils m’ont vendu un cheval parce qu’il se nourrissait
de cannabis sauvage, ce qui le rendait impur.
- Et toi, tu bois de l’eau pour être en conformité,
n’est-ce pas ? Attention, on a encore toute une panoplie de palourdes,
de praires, de violets, de clams, de coques…
- C’est une simple décision de ma part, rien à voir
avec un quelconque asservissement. Mais cette décision est
simplement beaucoup facile à tenir si je n'y accorde aucune
dérogation. Je sais très bien que si je m'autorise
le moindre verre, je vais craquer !
- Tu mens ; cette fois-ci, on t'envoie les oursins ! Un témoin
t’a formellement reconnu : en Afghanistan en 2000, tu as bu de l’eau.
- Attendez, attendez ! Là-bas les Taliban avaient installé
des alcootests à tous les coins de rue ! Que vouliez-vous
que je fisse ?
- Que tu busses, p'tit père ! Alcootest à Kaboul
? Et ta sœur (Daphné, par exemple*****), elle bat le beurre
?
- Mais non. On était interpellé à tous les
carrefours. Un Taliban mettait son nez à hauteur de la bouche
du suspect et lui demandait de souffler ; selon les remugles qu’il
captait, il verbalisait
- Ouais… Alors, ce soi-disant vœu ?
- Que voulez-vous : le tour du monde à bicyclette, la Sibérie,
l'escalade clandestine de la Tour Eiffel... tout cela, c'est de
la bibine ! Le défi, c'est simple ; le renoncement, c'est
autre chose ! Mais le 1er mars 2005, je serai libéré
de mon vœu.
- Ah oui ! Et, in fine, quel est le plus dur : 1 an
à l'eau ou 9 mois au milieu des ours et des yétis
?
- La vie, c'est un rythme : pour apprécier le meilleur, il
faut subir le pire.. Et puis comme je serai à Irkoutsk ce
jour-là, ce sera facile.
- A Irkoutsk ? Pour retrouver des complices Mormons ?
- Non, pas du tout : je vais faire le tour du Baïkal gelé
en side-car, puis conduirai une enquête sur les descendants
des Décembristes****** vivant encore sur les rives du lac.
Je vous en conjure : gardez-moi une place au Parti Alcoologiste
Français ; je saurai me montrer loyal !
Beau retournement, non ?
* « vodka » signifie « petite eau » ?
** Maurice Thorez, Secrétaire général du Parti
communiste français de 1930 à 1964, qui était
mobilisable en 1939, a rejoint l’URSS à l'époque du
pacte germano-soviétique, passant de facto à
l’ennemi, pour ne revenir qu’à la Libération
*** « Trussy » signifie « slip » en russe
**** l’alcool, le tabac, la caféine, les jeux de hasard,
l’homosexualité
***** Daphné Tesson est une journaliste connue du PAF (l'autre)
****** mouvement insurrectionnel russe en décembre 1825
Post-Scriptum
La grande marche de notre ami Sylvain Tesson dépasse l’imagination.
On est très loin des « aventures » sponsorisées
et filmées ou des parcours sympathiques de vagabonds et autres
hippies. Se faire lâcher sur la rive d’un fleuve au nord de
la Sibérie et prendre plein sud (contre vents et marées
!) est un défi physique, mystique et, Dieu merci, littéraire
: lire absolument L’AXE DU LOUP (Robert Laffont).
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PAFMAG.COM
: le bon goût au plus haut degré
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Organe
Central du Parti
Alcoologiste
Français
(Aile Modérée) - 
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